Un pied dans le violon, l'autre dans le journalisme musical : tous les mois, Pierre Liscia-Beaurenaut vous invite à plonger dans l'envers du décor, à la découverte du quotidien d'un jeune musicien professionnel écumant salles de répétition, concours de recrutement et rencontres avec les grands musiciens de notre temps.
On imagine mal le lien entre Ivry Gitlis, lui qui avait détesté son court passage au Conservatoire de Paris, anti-académiste notoire et légendaire briseur de codes, et les vénérables institutions des CNSMD. Mais voilà que, ce 28 janvier, je reçois de la part de mon école un mail pour le moins inattendu : les Victoires de la Musique Classique, fameuse cérémonie de France Télévisions, cherchent à monter un octuor d’étudiants pour une séquence-hommage au grand Gitlis lors de la prochaine cérémonie ! Avec une liste de conditions des plus saines aux plus rocambolesques : les étudiants joueront dans une formation paritaire un arrangement de Liebesleid de Kreisler (logique : la pièce, courte, était un des « tubes » d'Ivry Gitlis), par cœur (moins logique, bien que l’organisation complexe d’un plateau télé se passe effectivement volontiers de pupitres)... et avec deux mètres de distance entre chaque musicien. Voilà qui complique grandement l’exécution de ce Ländler viennois, cette danse proche de la valse au rythme naturellement très libre et souple...
Pour travailler la courte pièce, à laquelle on accorderait peut-être une demi-heure de répétition en temps normal, le Conservatoire a sorti l’artillerie lourde : pas moins de 9h de répétitions, se déclinant en partielles violon, partielles altos et tuttis, encadrés par deux enseignants du CNSMD. Le principal défi a été la gestion des distances entre les musiciens. Comment agir ? Demander aux altos de jouer plus fort, pour les entendre malgré la dizaine de mètres qui les sépare des violons ? Mais dans la configuration du live, cela risque de saturer les micros et d’engloutir la sonorité des violons jouant pourtant la mélodie. Finalement, pour réussir à tenir ce fragile équilibre entre liberté d’interprétation et sûreté d’exécution, tous les coups furent permis : nous sommes mêmes allés jusqu’à échanger nos places et jouer la partition des autres, pour mieux anticiper les interventions de chaque musicien.
Le grand soir approche : on estime les audiences à plus d’un million de téléspectateurs. L’Auditorium de Lyon est méconnaissable : les bureaux de production occupent la plupart des loges, le plateau a été totalement rhabillé pour les besoins de la retransmission, et dans les coulisses, maquilleuses, attachés de presse et agents s’affairent. Les deux présentateurs vedettes, Marina Chiche et Stéphane Bern, viennent nous demander la prononciation de nos noms de famille. Le jour J, ils seront aidés d’un prompteur avec prononciation phonétique (je pardonne ainsi volontiers la transformation orthographique de « Liscia » en « LiSSia », pour les besoins du direct). L’arrivée sur scène, la façon de saluer, le décompte avant de commencer, tout est minutieusement chorégraphié. Seule surprise : les deux d’entre nous qui doivent recevoir la fameuse Victoire d’honneur décernée aux étudiants lyonnais apprennent qu’ils doivent parler quelques minutes aux micros des deux présentateurs. Les consignes sont étonnantes pour une soirée où le moindre geste est millimétré : « Dites ce qui vous passe par la tête... ce que vous avez envie de dire. » Panique à bord ! Les musiciens classiques sont formés à enchaîner les œuvres les plus complexes du répertoire devant un vaste auditoire... mais élaborer quelques phrases à prononcer en public, c’est encore autre chose !
Quelques heures avant la diffusion, les coulisses grouillent de monde. La scène, étrange sanctuaire, est plutôt calme. Quelques caméras, personnalités d’importance, appariteurs, mais pas plus. Aux portes de la salle, en revanche, les maquilleuses sont déjà au travail. « On a commencé vers 16h, et c’est non-stop jusqu’à 22h », témoigne Miriam, qui s’occupe de me préparer pour la scène. « Comme vous allez être illuminés par de la lumière blanche, on rehausse les tons... et à cause des masques et de la chaleur, on a tendance à forcer un peu le trait pour que ça tienne bien. Ne vous étonnez donc pas si on vous dit que vous avez les joues orange ! » Il est vrai qu’après mon passage, j’ai quelque peu l’impression d’être une statue de cire échappée du Musée Grévin. Par-dessus mon épaule, j’entends les agents et appariteurs : « Il faudrait apporter une salade sans assaisonnement dans la loge n° 12 à 22h pile… »
Au rez-de-chaussée, réaménagé en cantine, les pontes de l’industrie classique en France sont tous attablés : « Ici, c’est la table de la Warner. Ici, c’est Diapason... », m’explique un ami journaliste. Là où certains des protagonistes de la soirée préfèrent manger dans leur loge, Stéphane Bern, lui, dîne à une table voisine de la nôtre. En pleine discussion avec deux de ses conseillers, il trouve néanmoins le temps de prodiguer quelques conseils rassurants aux deux récipiendaires de la Victoire d’honneur. Au détour d’un couloir, j’aperçois un simple rideau noir tiré dans un coin : il s’agit en fait de la « loge hommes » des révélations masculines. Costume impeccable, une grosse paire de gants de cuir pour protéger ses mains, le pianiste nominé Jean-Paul Gasparian affiche un grand sourire. Pourtant, la préparation des Victoires n’a pas été de tout repos : « Il fallait un mouvement de concerto de moins de six minutes car le planning est très serré et, contrairement à ce qui se faisait les années précédentes, le chef d’orchestre a refusé de faire des coupes. Comme les finales de Tchaïkovski et Ravel allaient déjà être interprétés [par Alexandre Tharaud et Khatia Buniatishvili, finalement absente, ndlr], j’ai parcouru les 25 concertos de mon répertoire pour finalement jeter mon dévolu sur le finale de Mendelssohn, que je travaille d’arrache-pied depuis quinze jours. » Sur la droite, on aperçoit le vénérable Jordi Savall, immédiatement suivi de sa viole de gambe expressément portée par un employé... et de Ludovic Tézier : « Je suis complètement perdu, je cherche ma loge... On m’a dit de suivre M. Savall, qu’on allait dans la même direction… »
Quid du moment sur scène, me direz-vous ? À vrai dire, c’est passé tellement vite que ce n’est déjà qu’un souvenir furtif. Vingt minutes avant l’heure de passage annoncée, on nous appelle à l’entrée de la scène. Et, immédiatement après, il faut y aller ! Pas le temps de s’accorder ni de poser une dernière note : le direct n’attend pas. Dans les haut-parleurs, on entend les voix de Marina Chiche et Stéphane Bern, mais aussi le violon d’Ivry Gitlis, qui joue Liebesleid. L’étalon de comparaison est posé... Dernier détail (et non des moindres) : nous nous étions préparés aux caméras, au million de téléspectateurs, aux journalistes, agents et vedettes présentes en salle ; mais nous avions totalement oublié que, derrière nous, l’Orchestre National de Lyon tout entier était là, silencieux, ajoutant à l’instant une couche de tension supplémentaire ! Tous les regards sont rivés sur notre premier violon, lui-même attendant du regard le fatidique décompte de l’opératrice en face de lui. Quatre, trois, deux, un... Action !
La suite, peut-être l’avez-vous vue à la télévision. Mais en coulisses, une surprise nous attend : c’est Roselyne Bachelot, qui n’aurait pas manqué une séance photo avec les jeunes étudiants du CNSMD. Avant d’atteindre la Ministre de la Culture, nous voilà cependant stoppés par une marée humaine : vite, des masques neufs ! La courte conversation avec Madame la Ministre est ubuesque, et en lieu et place de message d’espoir pour la réouverture des salles, défilent les anecdotes sur la vie d'Ivry Gitlis et autres messages de première importance pour notre génération – « Ne vous mariez jamais ! Le jour de son mariage, on a des chaussures trop serrées et un bouton sur le nez... » Je pose à Madame la Ministre, étonnée par notre jeunesse, une petite devinette :
– Quel âge me donnez-vous ?
– Oh, dix-huit ans ?
– Presque, Madame la Ministre, 25 ! En plein milieu de la vingtaine. Et je ne peux pas travailler...
– Et vous êtes aussi étudiant au Conservatoire ? insiste alors notre Ministre.
– Absolument, à vos frais, s’amuse un haut placé du Conservatoire. Il est vrai que les CNSMD dépendent du Ministère de la Culture, qui les finance en grande partie. La petite pirouette détend l’atmosphère, et désamorce l’étrangeté du moment : circulez, il n’y a rien à voir.
Notre octuor termine la soirée devant un écran de télévision, rejoignant la foule des téléspectateurs contemplant la scène où nous nous produisions quelques instants plus tôt. L’occasion de profiter de quelques beaux moments de musique : les jeunes révélations, en particulier, semblent bien plus à l’aise que dans leurs vidéos de promotion tournées il y a quelques mois. Les discours de Marie-Laure Garnier (magnifique dans Tannhäuser) et d’Alexandre Tharaud parviennent seuls à s’extraire de l’attendu pour adresser un message éloquent et d’importance.
S’achève enfin cette belle aventure des Victoires. Le million de téléspectateurs aura entendu les belles harmonies de Kreisler, l’intensité de l’hommage, la passion de huit étudiants réunis pour faire ce qu’ils aiment et ce pour quoi ils sont formés depuis presque vingt ans. Mais savent-ils que pour moi, et sans doute pour d’autres encore, ce concert était mon unique occasion de monter sur scène, après plus d’un an de silence ?
Pour revoir l'ensemble de la cérémonie des Victoires de la Musique Classique, cliquez sur ce lien (valable jusqu'au 27 avril 2021).