Un pied dans le violon, l'autre dans le journalisme musical : tous les mois, Pierre Liscia-Beaurenaut vous invite à plonger dans l'envers du décor, à la découverte du quotidien d'un jeune musicien professionnel écumant salles de répétition, concours de recrutement et rencontres avec les grands musiciens de notre temps.
5 août 2020 : Catastrophe ! La nouvelle vient de tomber, tel un couperet, dans ma boîte mail : le concours que je prépare, initialement prévu en live au début du mois de septembre, est annulé et remplacé par une sélection vidéo. L'œil extérieur pourrait croire que les avantages de la vidéo sont nombreux : nombre infini de prises, point de stress et autres « inconvénients du direct », possibilités de retoucher les prises au moment du montage... Mais en moi, un vent de panique monte, quand je me figure que je vais devoir produire une vidéo digne de ce nom à l'aide du maigre matériel dont je dispose, et surtout, affronter l'une de mes plus grandes phobies : les logiciels de montage... Car soyons honnête : quand on nous annonce, un mois avant l'échéance, qu'il faut produire une demi-heure de vidéo avec pour seul matériel un téléphone portable et un petit micro, il est aussi important d'être un MacGyver qu'un Yehudi Menuhin.
Voilà pour les généralités. Maintenant, je me dois de préciser que je prépare un concours d'entrée pour une école en Allemagne. Ce qui change tout : certes, comme pour tous les recrutements par vidéo, le jury veut une caméra fixe, une vue claire et lisse de l'interprète devant un fond uni, avec les mains de l'exécutant bien visibles. Mais il faut savoir, en outre, que les écoles françaises et allemandes ont des modes de recrutement bien distincts. En France, le programme du concours d'entrée est souvent imposé, et écouté en intégralité. En Allemagne en revanche, une grande liberté est laissée au candidat, qui doit pouvoir présenter une large gamme de répertoire. Mais il est de notoriété publique que le temps de passage devant un jury est extrêmement court ; la Hochschule de Lübeck, par exemple, demande à ses candidats 60 minutes de récital, mais ne prévoit que 10 minutes de passage par violoniste ! Je me souviens qu'un ami avait préparé toute la Sonate de Franck pour le concours de la Hochschule de Berlin. Quand je lui ai demandé, après son passage, ce qu'il avait joué, il m'a répondu qu'on l'avait coupé après... les huit premières notes du premier mouvement ! D'où l'intérêt, pour le candidat, de se concentrer sur les premières pages des œuvres qu'il présente au jury, plus susceptibles d'être écoutées, facilité à laquelle je m'étais bassement abaissée depuis le début de mon travail. Hélas pour moi, la vidéo renverse complètement ce paradigme, les œuvres devant y être présentées dans leur intégralité ; je devais repenser à fond mon mode de fonctionnement, pour ne pas être pris en flagrant délit de procrastination...
La vérité ne serait pas entière si je ne faisais la confession suivante : je tiens, à titre personnel, les vidéos en horreur. Rien ne refroidit plus mon ardeur d'interprète que la froideur de l'objectif, et comme l'erreur y est beaucoup moins tolérée qu'en direct, j'ai tendance à trouver chacune de mes prises plus horrible que la précédente. Et puis évidemment, la perspective d'enregistrer un concerto « à nu », c'est-à-dire sans accompagnement au piano, me désespérait. Tout était en place pour que ce mois de congé se transforme en cauchemar...
15 août : Je crois avoir balayé, en dix jours, l'intégralité des erreurs auxquelles peut être confronté le cinéaste en herbe, et qui peuvent ruiner une prise musicalement satisfaisante. Côté vidéo, d'abord : après avoir écumé les problèmes de luminosité, de cadrage, j'ai finalement enregistré une prise plutôt bien menée de ma sonate de Hindemith, que j'ai envoyée à ma famille pour avoir son avis. Les retours furent élogieux... jusqu'à ce que ma mère me fasse remarquer l'apparition, en plein milieu de la sonate, d'un certain félin que j'avais omis d'enfermer, se donnant en spectacle pendant une bonne minute ! Pas sûr que le jury soit sensible aux pitreries de l'animal ; tout est à refaire... Côté audio, ce n'est guère mieux. Après avoir passé une quantité non négligeable d'heures à synchroniser le son de mon micro avec la vidéo prise depuis mon téléphone portable, je me rends compte que, malgré toute mon implication musicale dans ce mouvement de concerto de Prokofiev, la sonorité de mon violon est implacablement terne, les attaques toutes identiques et les contrastes de nuances complètement effacés. Après une rapide enquête, le coupable s'avère être un petit bouton situé au dos de mon micro qui, d'un coup de baguette magique, égalise tous les sons de l'enregistrement, avec la conséquence de rendre le discours musical irrémédiablement inintéressant. Et nous passerons sous silence les aboiements de chiens au beau milieu des prises, les « Pierre ! Je suis rentré ! » au beau milieu du climax d'une œuvre, et tous les petits tracas que connaissent bien ceux de mes confrères qui ne possèdent pas leur propre studio insonorisé...
20 août : La chaleur caniculaire et la profonde haine qu'entretient mon logiciel de montage à mon égard (synchroniser le son et la vidéo se révèle être un travail de titan, le moindre dixième de seconde de décalage rendant impossible, aux yeux d'un jury de professionnels, la validité de la vidéo) m'ont conduit à revoir à la baisse mes ambitions de cinéaste, et à sournoisement réutiliser de vieux enregistrements, présentant un avantage certain : ils proviennent d'un live, et bien que vieux de plus d'un an, j'y suis plus présent, plus impliqué que sur n'importe laquelle de mes prises « studio ». Bon point supplémentaire, ils ont été filmés dans une grande salle, avec un orchestre pour m'accompagner, et le public m'y congratule d'applaudissements fort nourris. J'espère, de ce fait, profiter d'un biais cognitif imparable, que ce soit sur les amateurs ou sur les professionnels : si j'ai déjà eu l'opportunité de me produire dans de tels cadres, c'est que j'ai donc, logiquement, déjà fait mes preuves. Autre avantage, la masse orchestrale recouvre parfois totalement le son de mon violon, le plus souvent lors de passages acrobatiques, où mes incertitudes instrumentales pourraient être prises en flagrant délit... Seul souci : la qualité du son n'est guère optimale, présentant le fameux défaut d'égalisation des nuances que j'avais déjà rencontré précédemment. Que faire ? Je n'ai plus que quelques jours pour décider de ce que vais envoyer au jury d'outre-Rhin...
28 août : Enfin, à quelques heures de la date-butoir, les vidéos sont téléchargées sur le site web de l'école. Artistique mélange d'extraits anciens et de passages enregistrés en solo chez moi, je n'en suis pas fier : il y a bien peu de professionnalisme dans mon travail, de la qualité fort douteuse de l'image aux arrière-plans mal mis en scène (même un concours de violon n'est pas parvenu à me faire ranger ma chambre...). En flânant sur Youtube, je découvre qu'il est pourtant possible, avec un iPhone, un micro et un peu d'astuce, de créer des réalisations artistiquement très poétiques (le confinement nous en a donné de nombreux exemples). Il ne me reste plus qu'à attendre les résultats et je remise donc mon petit microphone dans un placard, laissant échapper un soupir mi-soulagé, mi-inquiet.
Trois semaines plus tard...
Le verdict est tombé : je suis admis ! Dans les commentaires des jurys, pas un mot sur mes réalisations désastreuses... mais quand le directeur de l'école a remercié les candidats pour « s'être impliqués, visiblement non sans complications, dans ce concours unique », j'ai su de suite qui devait se sentir visé. Hélas, la victoire n'est pas totale, car je ne connais pas la violoniste dont j'ai intégré la classe. Et, me figurant le caractère essentiel de la bonne entente entre un professeur et son élève (j'en parlais le mois dernier), je me résous, avant de prendre toute décision, à braver les quarantaines et autres restrictions pour aller la rencontrer à Berlin. À côté du mois que je viens de vivre, cette aventure-là semble n'être qu'un jeu d'enfant...