Violoniste amateur passionnée par le répertoire des compositrices, Clara Leonardi a fondé ComposHer, une plateforme consacrée aux femmes dans la musique classique. C'est cette thématique qu'elle aborde pour Bachtrack dans sa chronique mensuelle « Les Variations de Clara ».

Clara Leonardi
© DR / Bachtrack

Alors que les lieux culturels sont fermés depuis maintenant près de six mois, c’est l’effervescence dans un bon nombre d’institutions parisiennes. En cause ? La valse des départs annoncés et des nominations attendues bat son plein : on attend le successeur de Ruth Mackenzie à la tête du Théâtre du Châtelet, on se réjouit de la venue du célébrissime Gustavo Dudamel à l’Opéra de Paris… Et l’on patiente encore pour connaître le nom du futur directeur – ou de la future directrice – de la Philharmonie de Paris. En l’absence de consensus entre les différentes tutelles de l’établissement et dans le contexte troublé de la crise sanitaire, Laurent Bayle demeurera en poste, bien qu’il ait atteint la limite d’âge, jusqu’à ce qu’un candidat parvienne à convaincre toutes les parties prenantes. Pour prendre le relais, ont été envisagés Bruno Mantovani, ancien directeur du Conservatoire de Paris, ou encore Olivier Mantei, directeur de l’Opéra Comique – mais une seule femme a été citée, Aline Sam-Giao, actuelle directrice de l’Auditorium-Orchestre national de Lyon. Y a-t-il si peu de femmes occupant des postes de direction dans les salles de concert françaises et européennes ?

Si Aline Sam-Giao est évoquée comme possible future directrice de l’institution parisienne, c’est notamment en raison de son expérience dans la direction administrative d’un établissement hybride qui, comme la Philharmonie, associe un orchestre et la salle qui l’héberge. En France, elle n’est pas la seule femme à avoir pris les rênes d’une institution de ce type : citons par exemple le cas de Florence Alibert, ancienne directrice générale du Palazzetto Bru Zane, aujourd’hui à la tête de la Cité Musicale de Metz, établissement regroupant deux salles de musiques actuelles (la BAM et les Trinitaires), une salle de musique classique (l’Arsenal), et un Orchestre National.

Aline Sam-Giao (Auditorium de Lyon) et Florence Alibert (Cité Musicale de Metz)
© Manuel Braun / Christophe Urbain

Le profil d’Aline Sam-Giao est aussi celui d’une femme particulièrement impliquée dans les syndicats et organisations professionnelles du secteur, qu’il s’agisse de l’Association Française des Orchestres, des Forces Musicales (organisation patronale regroupant des représentants d’orchestres ou de théâtres lyriques) ou de la FEVIS (organisation qui défend les ensembles vocaux et instrumentaux spécialisés), et qui connaît donc très bien la multiplicité des acteurs du secteur musical. Des réseaux professionnels particulièrement utiles, dans lesquels les femmes s’inscrivent pourtant relativement peu, comme l’expliquent Maria Giuseppina Bruna et Mathieu Chauvet : pour ces deux chercheurs en sciences de gestion, les femmes ne parviendraient pas toujours à s’inscrire dans les bons cercles et à faire valoir leurs accomplissements et leurs compétences auprès de leurs relations professionnelles – alors que ce processus détermine largement, selon eux, l’avancée de la carrière d’un individu, bien plus que ses qualités intrinsèques. Privées de ce moteur, elles auraient donc plus de difficultés à accéder aux postes à responsabilités.

La récente nomination de Charlotte Bartissol, administratrice du Quatuor Diotima, à la tête de ProQuartet, le Centre européen de musique de chambre, conforte cette théorie sur l'évolution des carrières : la nouvelle directrice a à son actif dix ans d’implication au sein du PROFEDIM (syndicat des acteurs de la musique indépendante), qui lui ont sans doute permis d’atteindre une très bonne connaissance des défis des producteurs et diffuseurs de musique. D’autres femmes auront-elles une progression similaire ? Aujourd’hui, le bureau du PROFEDIM compte trois femmes pour deux hommes, celui des Forces Musicales atteint les 40% de femmes, et plus de la moitié des membres du conseil d’administration de la FEVIS sont des femmes. Fabienne Voisin (Orchestre national d’Île-de-France), Stéphanie Deporcq (Festival d’Aix-en-Provence), Céline Portes (Ensemble Correspondances) : autant de personnalités avec qui il faudra compter dans les prochaines années.

Les femmes restent toutefois minoritaires parmi les directrices de grandes salles de concert, à l’échelle française comme à l’échelle européenne. Au sein du réseau ECHO (instance de coopération qui réunit vingt-deux grandes salles de concert classiques européennes), on ne compte que quatre directrices : Andrea Zietzschmann, Ewa Bogusz-Moore, Abigail Pogson et Ursula Koners. Les trois dernières dirigent des salles de taille moyenne, qui proposent une programmation de qualité, mais ne sont pas situées dans une capitale (respectivement le NOSPR de Katowice, le Sage Gateshead et le Festspielhaus de Baden-Baden). Mais Andrea Zietzschmann représente un symbole encore plus important : après avoir travaillé auprès de Claudio Abbado au sein du Mahler Chamber Orchestra, elle avait été directrice générale de l’Orchestre de la Radiodiffusion du Hesse, puis géré les concerts de l’Orchestre symphonique de la NDR. Un parcours sans faute, des expériences complémentaires, et l’appui d’une rencontre décisive à ses débuts : tous ces éléments lui ont permis de décrocher en 2017 l’un des plus prestigieux postes du monde de la musique classique, celui d’Intendante de l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Elle reste toutefois une exception dans un écosystème allemand encore largement dirigé par des hommes : l’ancestrale Staatskapelle de Dresde, le mythique Gewandhaus de Leipzig, la très moderne Elbphilharmonie de Hambourg ou la récente Pierre Boulez Saal de Berlin sont toutes gérées par un directeur.

Andrea Zietzschmann, directrice générale des Berliner Philharmoniker
© Stefan Hoederath

La réalité serait-elle plus rose de l’autre côté de l’Atlantique ? Si les femmes n’ont pas encore conquis la direction des plus célèbres salles américaines, elles occupent pourtant depuis de longues années une fonction proche de la direction des salles de concert : celle de grand mécène, ou trustee, un soutien de l’institution particulièrement investi qui participe à la définition de ses objectifs, objectifs qui sont ensuite appliqués par l’équipe de direction. Historiquement, on peut relier ce rôle à celui des femmes issues de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie qui organisaient et finançaient des concerts de charité – comme la compositrice suédoise Laura Netzel – ou des concerts privés dans leur salon – comme la célèbre Marguerite de Saint-Marceaux, dont le salon parisien était fréquenté par Ravel et Fauré. Aujourd’hui, les femmes sont toujours nombreuses à occuper ces positions dans le monde anglo-saxon, et il s’agit parfois même de leur activité principale. Au Royaume-Uni, la présidence du « Board of directors » du Birmingham Symphony Hall est ainsi occupée par Anita Bhalla, qui gère l’institution, occupant en parallèle un poste similaire à l’université de Warwick, après une longue carrière à la BBC. Aux Etats-Unis, l’une des mécènes les plus célèbres de la musique classique est la philanthrope irano-américaine Mercedes Bass, vice-présidente du Board de Carnegie Hall, et également très impliquée au Metropolitan Opera.

Ces femmes peuvent-elles représenter un espoir et incarner davantage de diversité à la tête des grandes institutions de la musique classique ? On peut en douter : présentes depuis plusieurs décennies en leur sein, elles n’ont pas impulsé de véritable changement dans ce milieu encore très masculin. La présence de femmes au sein d’un conseil d’administration n’est pas une garantie d’une politique inclusive et égalitaire : encore faut-il qu’elles choisissent d’utiliser leur influence en ce sens. Peut-être peut-on tout de même espérer qu’elles soient moins susceptibles que leurs homologues masculins de refuser des candidatures féminines à des postes-clés…