Violoniste amateur passionnée par le répertoire des compositrices, Clara Leonardi a fondé ComposHer, une plateforme consacrée aux femmes dans la musique classique. C'est cette thématique qu'elle aborde pour Bachtrack dans sa chronique mensuelle « Les Variations de Clara ».
Au mois de juillet dernier, le retour en public du Festival d’Aix-en-Provence s’est accompagné de la création de l’opéra Innocence, de la compositrice Kaija Saariaho. Plutôt connue en France (où son premier opéra, L’Amour de loin, avait été donné il y a vingt ans déjà), celle-ci a imaginé une œuvre colossale, impressionnante et intime, parlant de famille et de politique, en neuf langues. Son écriture protéiforme a enchanté les journalistes comme le public, semblant rappeler la nécessité de faire une place aux compositrices dans les programmations des maisons d’opéra, dont elles demeurent trop souvent absentes. Mais voilà : deux mois plus tard, les saisons démarrent et force est de constater que l’Opéra national de Paris, plus grande institution lyrique française, ne donne une fois de plus aucune œuvre de compositrice cette année. La situation n’est guère meilleure sur les scènes de province. Les compositrices d’opéra sont-elles à ce point des oiseaux rares que l’on peine à trouver ne serait-ce qu’un nom à inclure dans les saisons lyriques ?
Commençons par revenir deux cents ans en arrière, en 1803. C’est alors qu’est créé le Prix de Rome de composition musicale, qui récompense chaque année un jeune compositeur et lui offre un séjour à l’Académie de France à Rome (la fameuse Villa Médicis) pour s’entraîner à la composition. Le dernier tour de la compétition exige du candidat l’écriture d’une cantate pour voix solistes et orchestre : à une époque où, en France, on cherche à cultiver l’art lyrique et à accroître le rayonnement à l’international des artistes français, c’est une manière de débusquer les talents susceptibles d’écrire de grands opéras, et de s’assurer que leurs futures créations seront dignes d’être programmées – et permettront de remplir les caisses des théâtres. En somme, le prix de Rome permet au candidat d’être repéré, et joué plus facilement à son retour en France : Ambroise Thomas, vainqueur du Prix de Rome en 1832, peut faire jouer sa Double Echelle dès 1837 ; Jules Massenet, récompensé en 1863, crée son premier opéra, La Grand-Tante, en 1867.
Or les femmes sont à l’époque exclues de la compétition, et donc exclues du monde de la création lyrique. Privées de l’enseignement de la composition au Conservatoire de Paris jusque dans les années 1850 (il faut attendre 1876 pour qu’une femme, Marie Renaud-Maury, remporte un premier prix de composition), il est inenvisageable qu’elles prétendent accéder à la compétition : la pétition de Maria Isambert, qui a étudié hors du Conservatoire, au Ministre de l’Instruction Publique en 1874 n’y changera rien. Il faudra attendre une augmentation des effectifs de femmes étudiant la composition (Jules Massenet a cinq jeunes filles dans sa classe en 1887), pour que les femmes obtiennent enfin, en 1903, le droit de concourir. Un obstacle demeure toutefois : le dernier tour exige une mise en loge, c’est-à-dire un séjour isolé durant lequel le candidat ou la candidate doit composer la fameuse cantate. La première femme candidate au prix, Juliette Toutain, ne pourra pas se présenter : on refuse de lui trouver un chaperon pour son séjour à Chantilly avec les autres candidats, tous des hommes. Hélène Fleury-Roy sera la première femme à obtenir un prix (le « Deuxième Second Prix »), avant le Premier Grand Prix de Lili Boulanger en 1913. Tout au long du XIXe siècle, les compositrices françaises ont donc été écartées d’un accélérateur de carrière essentiel, qui permettait à leurs collègues masculins d’espérer accéder aux scènes des théâtres lyriques.
Car faire jouer un opéra, plus qu’aucune autre œuvre, exige d’être inscrit dans les réseaux de pouvoir du monde musical. Il ne suffit pas, comme en musique de chambre, de tenir un salon où l’on reçoit des musiciens (à l’image de Mel Bonis), ou d’être soi-même excellente pianiste et de pouvoir interpréter ses propres études (à l’instar d’Hélène de Montgeroult). Il faut avoir pu s’exercer à composer pour voix solistes, pour chœur et pour orchestre, avoir trouvé un librettiste prêt à travailler avec une femme, un orchestre et un chef disposés à jouer sa musique – à une époque où les compositeurs sont encore nombreux à diriger leurs propres œuvres et les femmes, rarement cheffes d’orchestre – mais aussi des chanteurs têtes d’affiche, susceptibles d’attirer un public nombreux. Et surtout, il faut convaincre le directeur d’un théâtre d’accorder des moyens à une création, de courir le risque d’avoir une salle vide.
Pourtant, si les institutions de l’art lyrique ont longtemps délibérément tenu les femmes à l’écart, certaines d’entre elles sont tout de même parvenues à écrire et à faire jouer de grands opéras. Dès 1625, la compositrice florentine Francesca Caccini écrit l’un des premiers opéras, La liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina, appliquant les principes de la seconda prattica monteverdienne. Née dans une famille de musiciens, Caccini a eu une éducation complète, allant de la géométrie au clavecin ; son père, Giulio Caccini, fait partie d’un cercle de musiciens florentins qui permet probablement à la jeune compositrice de s’inscrire plus facilement dans les réseaux de l’époque. En France, en 1694, la notoriété d’Elisabeth Jacquet de La Guerre (elle a publié ses célèbres pièces pour clavecin quelques années auparavant) est suffisante pour lui permettre de créer sa tragédie lyrique Céphale et Procris au Théâtre du Palais-Royal – même si celle-ci ne rencontrera pas un grand succès, du fait entre autres d’un livret considéré comme confus. Plus tard, La Esmeralda de Louise Bertin, jouée six soirs à l’Académie Royale de Musique de la rue Le Peletier en 1836, connaîtra elle aussi un accueil mitigé : le librettiste, un certain Victor Hugo, est alors très critiqué et Notre-Dame de Paris, dont est issu le livret, a été mis à l’index par l’Eglise catholique en 1834. Le père de la compositrice, Louis-François, qui la soutient dans son travail, dirige le controversé Journal des débats, auquel de nombreux critiques vouent une haine farouche. Malgré tout, un critique convaincu notera que « tout le mal qu'on en avait dit d'avance, sans même l'avoir entendue, a été démenti par le succès ». Plus près de nous, en 1903, l’opéra Der Wald, d’Ethel Smyth, compositrice et militante féministe britannique, est donné, après Berlin et Londres, au Metropolitan Opera de New York, où il sera le plus grand succès de l’année… Et le premier opéra composé par une femme à figurer au programme de l’institution.
Alors, pourquoi n’entendons-nous jamais ces chefs-d’œuvre – sans même parler des œuvres qui n’ont jamais été données du vivant des compositrices, comme le merveilleux Cabildo, d’Amy Beach – sur les scènes lyriques d’aujourd’hui ? Probablement, comme au XIXe siècle, en raison de la frilosité des salles : un opéra coûte cher à produire, la salle doit être remplie, et la peur que le public ne se déplace pas si le nom sur l’affiche n’est pas suffisamment célèbre demeure bien réelle. On préfère donc s’en tenir au maximum à des titres qui ont déjà connu le succès. Quitte à s’attaquer à des redécouvertes d’œuvres oubliées, il faut trouver un angle d’approche : bien souvent, on choisit donc de célébrer des marqueurs de l’histoire d’une institution. À l’Opéra de Paris, on a ainsi remonté en 2018 Les Huguenots de Meyerbeer, qui avait été en 1836 le plus grand succès du compositeur. En 2019, on a commémoré l’anniversaire de Berlioz, compositeur viscéralement attaché à la scène parisienne, avec Les Troyens. En 2021, on a recréé l’Œdipe d’Enesco, qui y avait connu un accueil triomphal en 1936.
Si cette démarche d’exhumation d’œuvres anciennes ne manque pas d’intérêt, une institution ne peut pas se contenter de célébrer son passé qui a pendant longtemps, systématiquement, mis à l’écart les femmes – comme le montre l’organisation du Prix de Rome. Qu’attendent les salles françaises pour s’attaquer par exemple à The Wreckers, d’Ethel Smyth, œuvre composée à l’origine sur un livret français et qui fit l’objet d’une passionnante recréation à New York en 2015 ? Qu’attendent-elles pour redonner vie au comique des Deux Jaloux, de Sophie Gail, dont les manuscrits se trouvent à la BnF et qui fit dire, lors de sa création, au critique du Journal impérial : « cette composition, en général, ne peut que faire beaucoup d’honneur à un virtuose, quel que soit son sexe » ? Pour rendre justice à la vivacité de l’écriture d’Anna Amalia en enregistrant plus que l’ouverture d’Erwin et Elmire – ce que l’Academy of Ancient Music a brillamment fait en 2019 ? Ou pour décliner sur une plus grande scène la Liberazione di Ruggiero dall’Isola d’Alcina de Francesca Caccini, qui fut seulement donnée en 2016 dans un salon de l’Opéra Royal de Versailles ?
Pour l’heure, plutôt que d’exhumer des créatrices disparues, les maisons préfèrent miser sur les talents d’aujourd’hui. À l’opéra, la porte d’entrée des femmes est ainsi la musique contemporaine : au Met, il a fallu, depuis Ethel Smyth, attendre plus de cent ans pour qu’une œuvre d’une autre compositrice soit donnée – L’amour de loin, de Saariaho, en 2016… L’institution choisit aujourd’hui d’élargir son répertoire en misant sur des commandes, comme en 2018 auprès des compositrices Jeanine Tesori et Missy Mazzoli. Il est bien sûr un peu dommage de ne se préoccuper de compositrices que lorsqu’il s’agit de trouver une pièce contemporaine pour relever une saison par ailleurs classique : cela signifie les cantonner à ce domaine de la musique qui est aujourd’hui, malheureusement, le moins rentable, et qui attire davantage les connaisseurs que le grand public. Mais ce soutien aux compositrices contemporaines, bien qu’assez minime (les commandes passées auprès d’hommes demeurent plus nombreuses que celles passées auprès de femmes dans la quasi-totalité des grandes maisons d’opéra du monde), est essentiel, car il permet de faire connaître le travail passionnant des créatrices d’aujourd’hui et, qui sait, d’éviter qu’elles ne tombent à leur tour dans l’oubli. Alors profitons des efforts investis pour soutenir ces talents et replongeons-nous, pour encore quelques heures, dans Innocence, disponible en ligne en streaming jusqu’en… 2024 !