Violoniste amateur passionnée par le répertoire des compositrices, Clara Leonardi a fondé ComposHer, une plateforme consacrée aux femmes dans la musique classique. C'est cette thématique qu'elle aborde pour Bachtrack dans sa chronique mensuelle « Les Variations de Clara ».

Clara Leonardi
© DR / Bachtrack

Le mois dernier, le Conservatoire de Paris fêtait les trente ans de son installation à La Villette, dans le 19e arrondissement de Paris. Déménagement de la rue de Madrid à la périphérie de Paris, changement de nom : l’établissement a connu dans les trois dernières décennies d’importantes évolutions, parmi lesquelles l’arrivée d’une femme au poste de directrice, Émilie Delorme. Si le Conservatoire a toujours accueilli des femmes, parmi ses élèves comme dans son corps professoral, celles-ci occupaient, du moins durant les débuts de l’institution, une place particulière : cantonnées à certaines classes, à certains postes, elles n’ont pu accéder que tardivement aux disciplines considérées comme les plus nobles, comme la composition. Pourtant, il serait regrettable d’écarter de l’histoire du prestigieux établissement les femmes qui ont aidé à construire sa renommée.

À la naissance du Conservatoire de Musique, en 1795, l’établissement est dirigé par un directoire masculin (Gossec, Méhul, Cherubini, Sarrette) mais compte parmi ses professeurs une pionnière : Hélène de Montgeroult. Pianiste de talent, elle aurait joué dans les salons les plus courus de l’Ancien Régime – comme celui de Madame de Staël – avant de s’enfuir à l’étranger peu après la Révolution. Le violoniste et professeur d’histoire de la musique Eugène Gautier raconte qu’une fois de retour en France, elle aurait prouvé son patriotisme en improvisant sur La Marseillaise, sauvant ainsi sa tête de la guillotine. Récit fidèle ou légende ? Toujours est-il que Madame de Montgeroult fait partie du corps professoral du Conservatoire de Paris, institution républicaine par excellence, dès son ouverture. Elle compose alors son Cours complet pour l'enseignement du pianoforte qui demeurera, avec ses 972 exercices et ses 114 études, un pilier pour de nombreux pianistes du XIXe siècle.

Portrait présumé d'Hélène de Montgeroult, par Louis-Philippe-Joseph Girod de Vienney de Trémont
© domaine public / Musée des Beaux-Arts de Tours

Hélène de Montgeroult n’est cependant pas la seule musicienne de renom à entrer dans le prestigieux corps enseignant du Conservatoire pendant ses premières décennies d’existence. L’essor de l’opéra nécessitant un vivier de chanteuses, certaines des cantatrices les plus talentueuses de Paris viennent y former les futures divas, à l’instar de Laure Cinti-Damoreau. Après avoir connu le succès au Théâtre-Italien, à l’Opéra de Paris et au King’s Theatre de Londres – le critique musical et historien François-Joseph Fétis la qualifie à l’époque d’irremplaçable –, celle-ci restera douze ans en poste au Conservatoire, allant jusqu’à publier en 1849 sa propre Méthode de chant. Parce que le piano est alors un élément essentiel de l’éducation féminine dans les familles bourgeoises, les classes de solfège et de piano sont également ouvertes aux femmes : certaines d’entre elles bénéficient ainsi de l’enseignement de la pianiste et compositrice Louise Farrenc, autrice de nombreuses études pour piano, d’œuvres de musique de chambre et de trois symphonies, qui y exerce entre 1842 et 1872 – et qui finira même par obtenir, à force de réclamations, un salaire égal à celui de ses collègues masculins !

Car les enseignantes n’ont, au XIXe siècle, ni le même statut, ni le même salaire que ces derniers. Seules les classes ouvertes aux femmes leur sont accessibles (piano, chant, solfège, art dramatique, puis harmonie et accompagnement) ; elles ne peuvent pas espérer enseigner le violon ou la composition. En outre, elles exercent bien plus souvent que leurs homologues masculins le métier plus précaire de répétiteur (en 1812, un répétiteur gagne mille francs de moins qu’un professeur) ou de professeur adjoint souvent « sans appointements », c’est-à-dire sans salaire fixe. Enfin, il faut noter que les figures telles que Farrenc ou Cinti-Damoreau, qui ont eu une longue carrière, sont relativement rares, la plupart des enseignantes ne faisant qu’un passage bref et peu mémorable dans l’établissement.

Camille Urso en 1853 (lithographie figurant en première page de la Urso Polka de Caroline Bandt)
© domaine public / University of South Carolina

La situation des professeures évolue cependant peu à peu, tout simplement parce que leur nombre s’accroît : l’éducation des jeunes filles issues de la bonne société accordant une place importante à la musique, l’enseignement artistique devient un moyen relativement commode de gagner sa vie pour une femme n’ayant pas d’autre moyen de subsistance. Les professeures de musique deviennent alors si nombreuses qu’une Association pour l’enseignement du piano par les femmes est créée en 1893 ! Cette tendance s’étend aussi au Conservatoire : en 1900, sur 86 professeurs, on compte 12 femmes – en 1795, elles n’étaient que deux. En parallèle, les jeunes filles parviennent à accéder et à se distinguer dans des classes toujours plus variées. Si elle n'est pas la première à intégrer les classes de violon, Camille Urso y connaîtra une ascension aussi fulgurante qu'inédite : diplômée en 1854 à l'age de douze ans, elle part immédiatement en tournée en Europe, puis aux États-Unis. Marie Renaud-Maury, première femme à obtenir un premier prix de contrepoint et fugue en 1876, écrit plusieurs œuvres de musique de chambre saluées par la critique, est nommée répétiteur de solfège et publie, elle aussi, sa propre méthode d’apprentissage de la musique. L’arrivée de cette nouvelle génération d’élèves annonce déjà celle des grandes enseignantes du XXe siècle.

Dans la première moitié du XXe siècle, les musiciennes françaises sont de plus en plus nombreuses à atteindre une renommée importante en tant qu’artistes, y compris en-dehors des disciplines qui leur sont traditionnellement ouvertes comme le piano ou le chant. Alors que les harpistes des orchestres sont, à cette époque, exclusivement des hommes, la célèbre Lily Laskine intègre l’Opéra de Paris et devient harpe solo de l’Orchestre National de France à sa création en 1934. D’autres musiciennes aujourd’hui méconnues comme la violoniste Renée Chemet (qui signe en 1921 un contrat d’exclusivité avec Gramophone et produit une importante discographie), ou encore la violoncelliste Adèle Clément (qui se produit dès les années 1930 en Chine et au Japon, et invente pour ses voyages un violoncelle démontable) acquièrent elles aussi une notoriété internationale. Il devient donc de plus en plus légitime d’accorder à des femmes, qui sont des instrumentistes de renom, le poste de professeure au Conservatoire. Pourtant, si Lily Laskine y enseignera effectivement à partir de 1948, ce n’est le cas ni de Renée Chemet, qui choisit de se produire majoritairement aux Etats-Unis, ni d’Adèle Clément, qui choisit de s’installer en province.

Pour les femmes, le métier de concertiste ne mènerait-il donc pas à celui de pédagogue ? Au Conservatoire de Paris, en-dehors des classes de piano et de chant, les enseignantes dont on retrouve le plus facilement la trace ont, d’une part, choisi de consacrer à la pédagogie toute leur énergie, et d’autre part, déjà enseigné pendant de longues années dans d’autres établissements, ou en tant que professeur particulier. Ainsi, la violoniste Line Talluel, qui dirige une classe de violon dans les années 1950, enseignait-elle déjà dans les années 1920 – c’est l’un des premiers professeurs de Ginette Neveu. La célèbre Nadia Boulanger, quant à elle, enseignait au Conservatoire américain de Fontainebleau et à l’École Normale de Musique de Paris avant d’intégrer le Conservatoire. Si certains solistes masculins, comme le violoncelliste André Navarra, réussissent à mener en parallèle une carrière de professeur au sein de l’établissement, aucune femme ne semble parvenir à cumuler les emplois de concertiste et d’enseignante.

Pourtant, peu à peu, les classes les plus fermées s’ouvrent à leur tour aux professeures : ainsi la compositrice Betsy Jolas parvient-elle, après avoir remplacé à plusieurs reprises Olivier Messiaen, à obtenir une classe d’analyse, puis de composition à partir de 1978. À partir de 1983, la compositrice Michèle Reverdy enseigne également l’analyse mais aussi l’orchestration.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Signe qu’il reste encore du chemin à parcourir, les femmes n’occupent encore qu’une petite minorité des postes dans le corps enseignant : d’après le site du CNSMDP, sur les 27 enseignants (hors assistants) du département « Écriture, composition et direction d’orchestre », on compte quatre femmes ; sur les 105 enseignants (hors assistants et accompagnateurs) du département « disciplines instrumentales classiques et contemporaines »,  elles sont au nombre de quinze – alors qu’elles sont majoritaires parmi les accompagnateurs de ce département. Par ailleurs, aucune femme ne dirige une classe de cor, de trompette ou de percussions. Mais l’ouverture progresse et l’obtention du label Afnor « Égalité professionnelle entre les femmes et les hommes » montre la volonté du Conservatoire de créer les conditions d’une égalité professionnelle durable. Interrogée sur l’égalité femmes-hommes dans les classes du CNSMDP, Émilie Delorme déclarait d'ailleurs en février dernier que « la société a beaucoup évolué et les modèles se multiplient. À nous de faire en sorte que ce nécessaire changement soit effectif dès la formation ».