Violoniste amateur passionnée par le répertoire des compositrices, Clara Leonardi a fondé ComposHer, une plateforme consacrée aux femmes dans la musique classique. C'est cette thématique qu'elle aborde pour Bachtrack dans sa chronique mensuelle « Les Variations de Clara ».

Clara Leonardi
© DR / Bachtrack

La Saint-Valentin est passée, et avec elle le risque de faire une indigestion de romance, de chocolats et de bons sentiments. Plutôt que de s’interroger une nouvelle fois sur les grandes histoires d’amour de la musique classique sous l’angle de la figure romanesque de la muse qui bouleverse la vie du compositeur, changeons d’approche : les compositrices des siècles passés, elles, ont-elles eu des muses masculines ? Sources d’inspiration ou critiques acerbes, partenaires fiables ou maris abusifs, les hommes qui ont partagé leur vie sont en réalité des figures bien plus ambivalentes.

Commençons par le plus évident : au XIXe, voire au XXe siècle, le mariage d’une jeune compositrice marque généralement un coup d’arrêt à sa vie musicale et créatrice. La vie de femme mariée implique alors de nombreuses tâches qui empiètent sur le temps et l’espace mental nécessaires à la composition. Clara Schumann, avec huit enfants, passe près de six années de sa vie de femme adulte enceinte, et de nombreuses autres à s’occuper d’enfants en bas âge : elle ne peut donc guère bénéficier de cette « chambre à soi » qui est pour Virginia Woolf la condition nécessaire pour exercer en tant que femme artiste.

Robert et Clara Schumann en 1847
© Lithographie d'Eduard Kaiser (domaine public)

Au moins Clara Schumann a-t-elle un mari qui admire ses talents musicaux et les tient pour l’un des fondements de son mariage, ce qui n’est pas le cas dans tous les couples de musiciens. Dans une célèbre lettre datant de 1901, Gustav Mahler incite Alma Schindler, qu’il épousera un an plus tard, à abandonner toute velléité de composition, estimant qu’un ménage de compositeurs générera nécessairement « une rivalité si étrange qu’elle en deviendra ridicule ». Expliquant à Alma qu’elle doit être « celle dont il a besoin », il place les devoirs d’une maîtresse de maison au-dessus des exigences de la vie d’artiste qu’Alma avait adoptée avant son mariage, alors qu’elle travaillait à ses cycles de lieder – qu’elle publiera pour la plupart après la mort de Gustav. Les hommes avec lesquels Alma Schindler et Clara Wieck ont choisi de partager leur vie ont beau être compositeurs et donc à même de saisir la valeur des travaux musicaux de leur épouse, ils n’en demeurent pas moins incapables de créer les conditions nécessaires pour qu’elles puissent comme eux exercer en tant qu’artistes.

Alma et Gustav Mahler vers 1909, près de Toblach
© ÖNB, Bildarchiv Austria (domaine public)

En-dehors des couples de compositeurs, le problème persiste : après leur mariage, les activités artistiques des femmes deviennent secondaires, remplacées par la nécessité de suivre, voire de seconder leur mari dans ses occupations. Ainsi la compositrice Maria Bach (1896-1978), autrice de plusieurs pièces de musique de chambre et œuvres symphoniques, abandonne-t-elle la carrière de compositrice pour celle de peintre… lorsqu’elle rencontre le peintre Arturo Ciacelli et part vivre avec lui en Italie. La pianiste et compositrice Luise Sumpf (1862-1944) vit un arrachement similaire lorsqu’elle épouse le médecin Ludwig Greger en 1888 et quitte la vie musicale berlinoise, accompagnant son mari dans l’ouverture d’un centre de cure à Kassel-Wilhelmshöhe – où elle mettra plusieurs années à retrouver une vie artistique et à établir un salon.

Barbara Strozzi, peinte par Bernardo Strozzi (années 1630)
© The Yorck Project (domaine public)

Face à pareils obstacles, certaines compositrices ont choisi la voie du célibat pour mieux assouvir leurs ambitions artistiques. Dès le XVIIe siècle, la figure légendaire de Barbara Strozzi (1619-1677) prouve la possibilité, pour une femme, de faire carrière dans la composition sans être entravée par les liens du mariage. Cantatrice reconnue, élève de Francesco Cavalli puis autrice d’un livre de madrigaux en 1644, elle était aussi mère célibataire de quatre enfants. À la même époque, les talents artistiques d’autres femmes s’épanouissent dans la solitude des ordres et de la musique sacrée : Sulpitia Cesis (1577-1619?), du couvent de San Geminiano à Modène, publie en 1619 ses Motets spirituels ; Isabella Leonarda (1620-1704) écrit sonates, motets, messes et psaumes, tout en vivant elle aussi dans un couvent à Novare ; Chiara Margarita Cozzolani (1602-1678) a beau prendre le voile très jeune, son éducation musicale lui permet de composer des pièces de musique sacrée – ses Vêpres de la Vierge ont été récemment enregistrées par l’ensemble I Gemelli.

Au XIXe siècle, les modèles de compositrices professionnelles qui refusent le mariage se multiplient : l’une des seules compositrices dont plusieurs symphonies sont parvenues jusqu’à nos jours, Emilie Mayer (1812-1883), avait par exemple choisi le célibat. La liberté dont elle jouit après le décès de ses parents, en 1840, lui permet de déménager à Stettin pour y étudier la composition auprès de Carl Loewe, avant de poursuivre ses études à Berlin à la fin des années 1840. L’enrichissement que représentent les apports de ses différents professeurs n’aurait pas été possible sans cette liberté de mouvement dont elle bénéficie en tant que célibataire – à un âge où ses contemporaines sont déjà mariées, voire mères.

Elfrida Andrée (vers 1904)
© Olga Rinman (domaine public)

Certaines artistes de la fin du XIXe siècle vont jusqu’à faire de ce mode de vie un combat politique : c’est le cas de la compositrice suédoise Elfrida Andrée (1841-1929) qui, après avoir étudié l’orgue à l’Académie de Musique de Stockholm, se voit refuser le statut d’organiste professionnelle – en raison de l’épître de Saint Paul aux Corinthiens, qui exige « que les femmes se taisent dans les assemblées », et donc demeurent silencieuses à l’église. Tenant farouchement à pouvoir subvenir à ses propres besoins, sans avoir à se marier, elle mène un combat législatif qui aboutira, en 1861, à la publication d’une loi autorisant les femmes à exercer ce métier. La compositrice mène ensuite une campagne similaire pour permettre aux femmes télégraphistes de gagner leur vie.

Il serait toutefois erroné de prétendre que les femmes ont été condamnées au célibat, voire à la vie de religieuse, pour pouvoir composer. Au XIXe siècle déjà, on trouve des exemples de couples dans lesquels la femme parvient à exercer une carrière d’artiste avec le soutien de son mari. Le mariage peut alors signifier pour elles la fin de contraintes financières qui pesaient sur leur activité de compositrice, une occupation qui ne génère pas nécessairement de revenus stables. C’est le cas de Johanna Müller-Hermann (1868-1941), compositrice viennoise qui fut entre autres l’élève d’Alexander von Zemlinsky : travaillant d’abord comme institutrice afin de subvenir à ses besoins, elle abandonne l’enseignement après son mariage avec Otto Karl Müller-Martini en 1893, et se consacre pleinement à la composition.

Certaines compositrices créent même grâce à leur mariage une association fructueuse avec un homme qui les aide à surmonter les multiples obstacles venant entraver leur carrière de musicienne. Louise Farrenc (1804-1875) peut compter sur le soutien de son mari Aristide, flûtiste et compositeur, mais aussi musicologue et éditeur, pour l’aider à publier ses symphonies et sa musique de chambre ; par ailleurs, elle sera nommée professeure de piano au Conservatoire de Paris après son mariage et conservera donc une activité professionnelle en tant que femme mariée, fait plutôt rare dans les milieux bourgeois de l’époque. Comme elle enseignante au sein du prestigieux établissement et compositrice, Pauline Viardot, célèbre cantatrice du XIXe siècle, connaîtra quelques-uns de ses plus grands succès après son mariage avec Louis Viardot, directeur du Théâtre des Italiens. Sa voix est alors si populaire que Camille Saint-Saëns lui dédie Samson et Dalila !

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Enfin, les couples d’artistes ne sont pas tous aussi asymétriques que les Ciacelli, les Greger ou les Mahler : il existe des duos dans lesquels la carrière de l’un sert à l’autre, et réciproquement. Ainsi le mariage, en 1880, du compositeur germano-néerlandais Julius Röntgen (1855-1932) avec la brillante violoniste et compositrice suédoise Amanda Maier (1853-1894) leur permet-il d’organiser des salons musicaux dans toute l’Europe, où ils reçoivent Johannes Brahms, Anton Rubinstein ou Joseph Joachim. Si Amanda Röntgen-Maier ne se produira plus en public, elle continuera à composer après son mariage, comme le prouve son Quatuor avec piano de 1891.

Si Clara Wieck avait choisi de rester célibataire pour poursuivre sa carrière de soliste sur les scènes internationales, si Alma Schindler avait choisi Gustav Klimt plutôt que Gustav Mahler, auraient-elles connu une plus longue carrière en tant que compositrices ? Il est en tout cas certain qu’elles ont été éclipsées, dans l’histoire de la musique, par leur célèbre mari. Rassurons-nous : aujourd’hui, la renommée de certaines jeunes compositrices surpasse de loin celle de leur compagnon, si bien qu’elles semblent peu susceptibles de subir le même sort… Le temps des muses toucherait-il à sa fin ?