Parfois rivaux, indépendants ou unis en un tout cohérent, texte et musique ont entretenu au fil des époques, des relations pour le moins versatiles. Retour sur cinq œuvres charnières, qui ont bouleversé les liens entre les deux médiums.
1. Le premier hymne de Delphes à Apollon
Notre épopée commence en plein cœur de la Grèce Antique. A cette époque, la musique est considérée, non pas comme art autonome, mais comme l’alliance de la poésie, de la mélodie et de la danse, conçues comme unité. Cette union porte le nom de mousiké, dérivé de la déesse des arts et des lettres, Moussai. Associée à la plupart des pratiques privées ou sociales, la mousiké servait aussi bien à l’éducation des jeunes grecs qu’à la louange des dieux, comme en témoigne L’Hymne de Delphes à Apollon. A l’instar des poèmes d’Homère, toute représentation oratoire était chantée : la langue grecque étant mesurée et rythmique, les termes « parler » et « chanter » étaient souvent indistinctement employés. Si au Ve siècle, les composantes de la mousiké se dissocièrent, la grande majorité des représentations artistiques continuèrent à mêler chant, danse et incarnation dramatique.
Les affinités entre parole et musique demeurent éminemment soudées pendant toute la période du Moyen-Age, où les rythmes et accents musicaux sont induits par les inflexions du langage.
2. Tirsi et Clori - Claudio Monteverdi, 1619
Au XVIIe siècle, Claudio Monteverdi se fait l’ambassadeur du madrigal, genre poétique et vocal enluminant le passage de la Renaissance à l’Age baroque. Son septième livre de madrigaux – d’où est issu Tirsi et Clori, incarne l’affranchissement des règles du passé, se traduisant par la recherche systématique de figuration sonore des mots du livret, de ses images, de ses émotions et de ses symboles. S’établit alors un rapport intime entre texte et musique : cette dernière empruntant à l’art oratoire ses figures de rhétorique afin de transcrire, dans le détail, les différentes passions du texte.
Ainsi, l’hyperbole, désignée en grammaire comme « une figure consistant à mettre en relief une notion par l'exagération des termes employés » (CNRTL), qualifie également dans le domaine musical une mélodie surpassant l’étendue normale de la gamme vers l’aigu. Si l’hyperbole littéraire éclaire le mot amplifié, son homonyme musical fonctionne pareillement : les notes dépassant le mode original - placées sous le terme à souligner, attirent l’attention de l’auditeur. Dans les premières mesures de Tirsi et Clori, non seulement le compositeur choisit de répéter deux fois le vers « già lieta e festosa » (« et, heureuse et joyeuse ») mais dispose également une hyperbole sous le mot « heureuse ». Ce procédé a pour effet d’intensifier l’atmosphère allègre promue par le poème. La musique se soumet alors au verbe et double le langage des mots. Il lui est impossible d’exposer un contenu contraire au sens du texte.
Apparu dans le madrigal, on nommera « madrigalisme » le fait de souligner musicalement une idée du texte. Loin de se restreindre au genre, le madrigalisme imprégnera l’intégralité des formes d’expression de la musique baroque.
3. La Serva Padrona - Pergolèse, 1733
Le 1er aout 1752, la troupe italienne d'Eustacchio Bambini s’installe à l’Académie royale de musique afin de représenter La Serva Pardona, intermezzo du compositeur italien Pergolèse. Ce spectacle, qui provoqua de vives réactions, fut l’élément déclencheur de la fameuse « querelle des bouffons ». Opposant le style italien à son homologue français, le conflit fut respectivement incarné par Jean-Jacques Rousseau (coin de la Reine) et Jean-Philippe Rameau (coin du Roi). Les français reprochaient aux parties italianisantes de s’être risqué à proposer un opéra buffa - caractérisé par des intermèdes comiques colorés de légèreté et mettant en scène la vie quotidienne, dans une institution classique, globalement hostile au mélange des genres. En outre, les sympathisants français voyaient, en les richesses harmoniques mises en œuvre dans la tragédie lyrique, un genre parfaitement abouti. Ces derniers accordèrent le primat au texte, dont la musique se met au service afin d’en faire ressortir toutes les nuances. Au contraire, le style rival se voulait défendre les jouissances sensorielles révélées par les ornements et vocalises. Si la loge du roi applaudissait une diction claire et intelligible, les appuis de la reine estimaient quant à eux, les envolées lyriques et la vocalité. La question du rapport texte-musique se résuma en la formule suivante : « Prima la parola, prima la musica ».
Cette rivalité fut la source d’une interrogation qui taraudera les esprits durant l’ensemble du XIXe siècle : la compréhension de la narration passe-t-elle nécessairement par une parole articulée ou la musique suffit-elle à communiquer le sens du livret ?
4. Ce qu'on entend sur la montagne - Franz Liszt, 1848
Désirant renouveler les formes orchestrales classiques en puisant dans les autres arts, de nouvelles manières d’organiser les sons, Franz Liszt invente en 1848, le poème symphonique. Pour le premier ouvrage du genre, il choisit d’associer sa composition au poème de Victor Hugo « Ce qu’on entend sur la montagne », extrait des Feuilles d’Automne (1831). Le texte du poète fait partie intégrante de la partition, celui-ci étant placé en tête de cette dernière. Ainsi, la musique instrumentale se voit dotée d’un nouveau pouvoir : évoquer une signification supplémentaire ou contradictoire à celle du texte, le tout sans recourir à la voix. Wagner suivra cette direction en concevant le « Leitmotiv », soit un court motif mélodique, très caractérisé, faisant référence, au cours d'un drame lyrique, à un personnage, une idée, un objet ou un évènement. Apparaissant plusieurs fois sous forme de variation et de transformations, les motifs invitent l’auditeur à établir des liens entre ce qu’il a déjà entendu et le contenu musical à venir. Cette compétence se révèle toutefois contestée par les adversaires de Liszt et de Wagner. Baptisés « absolutistes », les membres du courant de pensée rival soutiennent que la musique ne véhicule aucun contenu extra-musical ; elle se compose uniquement de « formes sonores en mouvement » (Hanslick). Chef de file du mouvement, le critique Eduard Hanslick clama que la beauté est immanente à la musique et que celle-ci n'exprime rien en dehors d'elle-même. A plus grande échelle, la musique romantique sera divisée entre des productions artistiques revendiquant leur association avec un objet extra-musical (un poème, un tableau, un concept philosophique ...) et des œuvres « musique pure » promouvant l’autonomie du sonore.
5. Suite Lyrique - Alban Berg, 1926
En convertissant des mots en notes, Alban Berg parvint, dans sa Suite lyrique, à intégrer de manière codée, des informations biographiques. En effet, dans le système allemand, les notes de musique sont désignées par des lettres : A = la, B = si bémol, C = do, D = ré, E = mi, F = fa, G = sol, H = si … Or, la mélodie principale de la suite se compose des notes la, si, si bémol, fa. Rapportées à la notation germanique, celles-ci se traduisent par les lettres A.B.H.F. Ces dernières correspondent aux initiales du compositeur et à celles de sa bien-aimée, Hanna Fuchs. Sans aucun recours au verbe, Berg dissimule dans sa pièce, un symbole affectif crypté. Étonnante, la pratique n’est cependant pas nouvelle. Avant lui, Robert Schumann avait également déguisé des messages passionnels à destination de Clara dans son lied Waldsgespräch. En effet, c’est en musique que le compositeur demanda la main de sa fiancée, par le biais de basses martelées esquissant la locution allemande « ehe », signifiant « mariage ». Cette conduite suscitera quelques fascinations de la part de nombreux artistes : Chostakovitch, comme Schoenberg élaboreront également leur propre signature musicale.
Si l’utilisation du codage se fait l’apanage des compositeurs modernes, son invention remonte deux siècles auparavant, en la personne de Jean-Sébastien Bach. Il fut en effet le premier à intégrer une suite de notes représentant sa griffe : si bémol-la-do-si bécarre pour B.A.C.H. Le motif signature se révèle dans la Sonate BWV 966, dans plusieurs pièces religieuses ou encore dans L’Art de la fugue.
Ces cinq œuvres incarnent la multiplicité des relations qu’ont pu entretenir texte et musique au cours des siècles. Loin d’être unilatéraux, ces rapports complexes s’observent également du versant littéraire : ainsi l’illustre Le Livre du rire et de l’oubli (1979) de Milan Kundera, que l'auteur déclare entièrement construit sous la forme d’une variation.