Violoniste amateur passionnée par le répertoire des compositrices, Clara Leonardi a fondé ComposHer, une plateforme consacrée aux femmes dans la musique classique. C'est cette thématique qu'elle aborde pour Bachtrack dans sa chronique mensuelle « Les Variations de Clara ».
Retour en 1847. Une petite fille naît dans le premier arrondissement de Paris, d’un père officier irlandais. Son parrain s’appelle Alfred de Vigny. Elle grandit en bénéficiant de leçons privées des plus grands professeurs, sans jamais pour autant fréquenter le Conservatoire – elle est de nationalité étrangère, ce qui rend une scolarité dans le prestigieux établissement impossible. Démontrant rapidement un grand talent pour la composition, elle signe ses premières pièces en 1868… d’un faux nom. Celle qui écrira qu’elle se sent « une âme d’homme dans un corps de femme » préfère apposer sur ses œuvres un nom d’homme, justement : c’est la naissance de Hermann Zenta, un alias qu’elle utilisera pendant de longues années. Bien plus tard, à son ami Elie Faure, elle déclarera que c’est avant tout son engagement politique en faveur de l’Irlande qui la poussera finalement à révéler son véritable nom : Augusta Holmès. Pourquoi cette volonté de dissimulation, dans un siècle où la figure omniprésente du génie incite plutôt les artistes à collectionner un maximum de réussites en leur nom propre ?
C’est d’abord un moyen pour elle de se frayer un chemin dans un monde d’hommes. Certes, sans doute la jeune compositrice ne veut-elle pas établir sa réputation sur la base des premières pièces qu’elle écrit, préférant associer à son nom véritable les œuvres de la maturité, qu’elle pressent de meilleure qualité. Très sévère envers son propre travail, elle interdira d’ailleurs la publication posthume de toute pièce n’ayant pas été éditée de son vivant. Mais c’est aussi parce qu’elle sait que, si elles portaient la signature d’une femme, ses compositions ne seraient pas évaluées sur des critères objectifs. Emprunter un nom d’homme lui permet d’éviter les jugements à l’emporte-pièce de la presse envers les compositrices. Rappelons qu’en 1895, lors de la création de l’opéra La Montagne noire (qu’Augusta Holmès a cette fois-ci signé de son propre nom), la Revue des deux mondes écrira : « il semble que la composition musicale, j’entends la grande composition, ne soit décidément pas besogne féminine ». Le faux nom qu’elle utilise lui permet justement de s’attaquer à cette « grande composition », à l’écriture de pièces symphoniques ambitieuses voire d’opéras – Holmès est marquée par l’influence wagnérienne – et non de se cantonner à la musique de salon, domaine dans lequel les femmes sont plus fréquemment admises.
À l’époque, la critique envers les compositrices est en effet si dure qu’il est paradoxalement plus aisé pour les femmes d’exercer, dans d’autres domaines du monde musical, des métiers pourtant plus exposés au public. Célèbre en tant que pianiste, cheffe de chœur et organisatrice de concerts philanthropiques, l’artiste finlando-suédoise Laura Netzel cache elle aussi son activité de compositrice derrière un pseudonyme, « N. Lago », qui masque son genre. Dissimulée derrière cet alias, elle publiera des œuvres en Suède mais aussi à Paris, et parviendra à faire pénétrer en Suède les innovations de la musique française de son temps – une révolution qui aurait peut-être été plus délicate à lancer en son nom propre. Si la situation s’est améliorée depuis et si exercer à visage découvert est aujourd’hui la norme pour les compositrices, des préjugés tenaces rappellent encore parfois l’utilité d’un pseudonyme bien choisi. En février dernier, la pianiste Annabel Bennet révélait ainsi au Times qu’après avoir vu ses œuvres rejetées à de multiples reprises par la BBC, elle a décidé d’adopter un faux nom, Arthur Parker, et de renvoyer ses pièces aux programmateurs. Surprise : les œuvres soumises sous pseudonyme ont bel et bien été diffusées… Preuve qu’encore aujourd’hui, un changement de nom peut ouvrir bien des portes.
L’ambition professionnelle est donc probablement le facteur principal qui a pu pousser les compositrices à adopter un alias pour faire connaître leurs œuvres. Mais le nom d’une femme est avant tout sa façade sociale : le changer, c’est un acte fort qui sépare l’existence sociale d’une existence d’artiste, privée. Adopter une fausse identité présente un double avantage : dans le monde musical, le pseudonyme libère des préjugés ; dans la bonne société, il sert à cacher cette double vie. Tant qu’elle ne signe pas ses œuvres, la compositrice échappe au titre peu flatteur de « bas bleu » qui désigne une femme du monde ennuyeuse car trop portée sur les disciplines intellectuelles et artistiques, et parvient à mener une carrière musicale (presque) normale. Mais surtout, la séparation entre un nom d’artiste et un nom « social » permet de séparer l'activité artistique des tumultes de la vie mondaine. Ainsi Mélanie Bonis, lorsqu’elle quitte le Conservatoire de Paris (où étudie toujours son amour de jeunesse) pour épouser un riche industriel choisi par ses parents et devenir Mme Domange, pressent sans doute la difficulté à combiner l’existence de femme mariée et celle de compositrice. Elle décide d’adopter un pseudonyme : le nom qu’elle choisit, « Mel Bonis », lui permet de surmonter cette incompatibilité, de faire jouer ses œuvres en préservant sa réputation. Décrite par ses proches comme très modeste, elle se satisfait peut-être de cette situation, et de la renonciation à la notoriété qu’auraient pu lui apporter ses œuvres. Son pseudonyme lui permet de conserver une existence sociale confortable et une place dans la bonne société.
Mais elle n’a pas inventé de toutes pièces son alias : elle a conservé son nom de naissance. Or les compositrices qui choisissent, comme la célèbre Clémence de Grandval, de signer leurs œuvres de leur nom de jeune fille sont légion… À tel point qu’il est difficile de ne pas lire dans cet acte, a posteriori, une volonté de garder pour soi cette activité artistique, ce quant-à-soi, ce quelque chose qui n’est pas absorbé dans la vie d’épouse et de mère. Peut-être le choix d’un pseudonyme permet-il aussi à toutes ces femmes de préserver une forme d’authenticité du statut d’autrice, sans attacher leur succès au nom de quelqu’un d’autre. Le choix plus radical d’autres compositrices, qui décident non seulement de préserver la réputation attachée à leur nom d’épouse, mais aussi de se détacher du nom hérité de leur père, semble corroborer cette volonté d’indépendance. Irène Régine Wieniawska fait partie de ces esprits libres : la compositrice, après avoir épousé un aristocrate anglais, ne souhaite pas publier ses œuvres sous ce nom – dans la bonne société britannique, cela pourrait détonner. Mais elle refuse également d’avoir à porter l’héritage de son célèbre père, le compositeur polonais Henryk Wieniawski : elle signera donc d’un seul mot, « Poldowski », créant sa propre identité d’artiste.
Ironiquement, les pseudonymes, censés faciliter la carrière de toutes ces compositrices, n’ont guère permis leur passage à la postérité. Au contraire, ils ont tendance à compliquer la tâche des chercheurs qui s’y sont intéressés. Aujourd’hui, établir le catalogue d’une artiste implique de fouiller sa biographie pour connaître son nom de naissance, son nom d’épouse, mais aussi les alias qu’elle a choisis – qui peuvent chacun correspondre à un éditeur différent, à une période distincte de la vie de l’artiste, ou même à un nouveau style d’écriture. Les traces des compositrices se perdent donc dans les méandres des noms qu’elles se sont donnés, participant de leur invisibilisation.