Privé d’une partie de son programme à la suite de l’annulation du concert samedi soir et des défaillances d’un orgue qui exerça lui aussi son droit de grève dimanche (empêchant du même coup la création de Hoquetus Animalis de Théo Mérigeau), le Festival Présences de Radio France nous a néanmoins réservé de belles choses ce week-end. Renouant depuis 2017 avec ses « portraits », la trente-troisième édition de cette grand-messe de la création a ainsi vu la mise à l’honneur d’une compositrice de renom : Unsuk Chin.
Introduit par l’élégante – mais timide – orchestration du Ricercar à 6 issu de L’Offrande musicale de Bach par Thomas Lacôte, le premier temps fort du week-end prenait forme le vendredi soir sous l’archet de Leonidas Kavakos à la Philharmonie de Paris, avec la création française du Concerto pour violon n° 2 d’Unsuk Chin, sous-titrée « Scherben der Stille » (« éclats de silence »). Spécialement écrite pour le violoniste, l'œuvre révèle la fascination de la compositrice pour une virtuosité – constamment sollicitée – qui trouve chez Kavakos sa parfaite incarnation : de son introduction à découvert jusqu’à des surpiqures aiguës cousues sur la masse orchestrale de la coda, tous les registres et techniques de l’instrument sont mis à l’honneur par la partition. Hors de toute narrativité musicale, c’est l’art des timbres et des sensations – si particulier au langage de la compositrice – qui fait la force de cette œuvre, toujours à la jonction entre une délicatesse subtile et une luxuriance pleine de pudeur, laissant chez l’auditeur une large gamme d’émotions. Soutenue par une grande variété de percussions au jeu parcimonieux mais très rythmique, ainsi que par un orchestre dont les couleurs se diluent peu à peu, la cellule principale de cinq notes, répétée obsessionnellement par le soliste, semble exprimer une forme de solitude tourmentée que reprend le Philhar’ par des cris déchirants ; aussi nous rappellent-ils que le sous-titre de l’œuvre peut également se traduire par : « briser le silence ».
Dimanche, c’est à un beau moment de lyrisme que nous conviait la compositrice coréenne pour la nouvelle version de son Silence des sirènes, créée par la soprano Faustine de Monès dans l’Auditorium de Radio France. Encore une fois, le travail sur les couleurs orchestrales est admirable, notamment dans le finale où les timbres aquatiques des cordes apparaissent comme le reflet du soleil rasant sur une mer étale. Si la virtuosité mise à l’épreuve dans cette œuvre ne se rapporte plus à un instrument mais à l’organe originel, la voix, c’est encore une fois toute la palette technique du chant qui y est requise : mélismes, sprechgesang, vibrato versatile, tout y est. Sans que l’étalage de technicité vire à la succession d’effets de manches, l’émotion s’efface cependant derrière l’impression pour finalement ne laisser – comme devant certains Turner – que le sentiment flou de la forme et de la couleur.
La fin du concert sera dédiée à une autre composition vocale d’Unsuk Chin, Puzzles and Games, cette fois-ci en création française par la soprano Alexandra Oomens. Tel un recueil de songs, ces onze courtes pièces concentrent les huit scènes de l'opéra Alice in Wonderland, dans un arrangement bien construit mais, revers de la médaille, trop frustrant pour un concert de clôture – on aurait aimé conclure le festival sur une note plus audacieuse.
En parallèle des œuvres d’Unsuk Chin, on découvrait dimanche le concerto I Giardini di Vilnius, écrit pour le violoncelle de Sonia Wieder-Atherton par Francesco Filidei : tantôt brumeux, dansant ou diabolique, ce petit bijou trouve sa forme dans une juxtaposition de tableaux très imagés, et pour certains dotés d’un humour à peine voilé. Dans un registre bien différent, le concert de vendredi Porte de Pantin nous offrait l’occasion d’entendre la commande – très attendue – de Radio France faite à Yann Robin d’une œuvre à la croisée du requiem et du concerto, entre le sacré et le profane : Requiem Æternam - Monumenta II, pour deux pianos, orgue, chœur, ensemble vocal et grand orchestre… rien que ça ! Et puisqu’à chaque élément le compositeur lui oppose son double, à l’instar du second piano légèrement désaccordé par rapport au premier, tout le principe de l’œuvre tient en un mot : la duplicité.
En pratique, c’est un véritable cataclysme musical qui relègue la messe de Verdi au rang de comptine pour enfant, et malgré une très nette inspiration du côté du Requiem de Ligeti, ce qui chez ce dernier tenait du fluide aérien se transforme ici en séisme bien terrestre, voire sous-terrestre. Tandis que les pianos de Jean-Frédéric Neuburger et Wilhem Latchoumia s’adonnent à de redoutables harmonies faustiennes dans un maelström de notes et de bruits, l’orchestre dirigé par Kent Nagano se craque, se fissure, devient bruiteux, se pare de ses couleurs les plus sombres et fait entendre une musique des tréfonds jusqu’à l’éclat sacré du Lux æterna. À la fois étoffe, soutien et double de l’orchestre, Lucile Dollat fait quant à elle résonner l’orgue Rieger et, dans une orgie sonore rarement atteinte, rend grandiose son solo du Dies Iræ.
Toutefois, la menace de l’hybris reste présente devant cette démesure qui frôle parfois l’excès ; mais si le volume de décibels est certainement le plus élevé qu’ait connu la grande salle Pierre Boulez en musique acoustique, ce déchaînement n’ébranle l’auditeur que parce qu’il est amené avec science : des polyphonies micro-tonales aux divers bruitages de l’ensemble vocal et des instruments, jusqu’à la scansion parfois chuchotée du Chœur de Radio France, tout le geste compositionnel de Yann Robin participe à la construction dramatique de l’édifice et fait de ce Requiem une véritable gifle musicale !