L'Orchestre philharmonique de Strasbourg a inauguré, ce 13 septembre, sa saison 2019-2020, avec un programme en forme d'« Échappées Russes » : la suite tirée du Lac des cygnes de Tchaïkovski précédait le Concerto pour piano n° 2 de Prokofiev et les Tableaux d’une exposition (orchestrés par Maurice Ravel). Les deux pièces encadrant le concerto ont traduit étonnamment le pouvoir évocateur de la musique elle-même : pas de danseurs pour Le Lac des cygnes, nulle présence picturale matérialisant les Tableaux d'une exposition. À leur place, une puissante et suggestive vibration orchestrale capable de toucher à elle seule toute la sensibilité.
Sous la direction vive et expressive de Marko Letonja, Le Lac des cygnes établit cette valeur intrinsèque de l'œuvre musicale. Le caractère somptueux, soigneusement ouvragé de l'exécution suit un tempo modéré, sans doute légèrement plus lent que celui imposé par les contraintes chorégraphiques, grâce à quoi l'auditeur redécouvre une composition dont l'intérêt dépasse de beaucoup celui de l'agréable accompagnement des scènes dansées. La présence de l'orchestre ressort de la pureté du son de chaque instrument – notamment le chant du hautbois solo dans le thème principal – et de la puissance de l'ensemble. Les équilibres sont également particulièrement soignés : la somptueuse et essentielle sonorité des cuivres ne neutralise ni l'intensité ni l'enthousiasme des cordes et des bois.
La « Valse » appelle ensuite la finesse et la précision toute viennoise de ses pizzicati initiaux. L'envoi du thème est bientôt paré de variations délicieusement brodées, rythmées par des tutti dans lesquels les percussions font montre d'une rigueur et d'une force convaincantes. Les nuances sont travaillées à l'extrême, même si certains fortissimo brusques ne sont pas dénués d'une certaine dureté. Détachée de la perception visuelle du célèbre pas de quatre, l'exécution tout en délicatesse de la « Danse des petits cygnes » permet de saisir la subtilité de la partition.
Plus avant, outre les solos de bois aux timbres hautement colorés, d'une impeccable valeur musicale et expressive, le jeu arachnéen de la harpe seule puis l'engagement du violoncelle solo à la fois concentré et généreux ont suscité une profonde émotion. Au violon solo, Charlotte Juillard fait vibrer une riche et chaude sonorité, une expressivité sensible et intense, doublée d'un sens narratif exquis. Le finale de ce Lac des cygnes propose une dimension dramatique et théâtrale forte, après une czardas à la fois pleine de révérence et d'entrain, aux puissants accents rythmés par le magnifique pupitre des percussions.
Lors du Concerto pour piano n° 2 de Prokofiev, le terme de virtuosité est sans doute trop faible pour rendre compte de la performance de Nikolaï Lugansky. Le pianiste fait montre d'une exceptionnelle agilité et d'une éblouissante richesse de timbres, trouvant des sonorités inouïes d'un bout à l'autre du clavier. Le philharmonique de Strasbourg en total accord contribue pleinement, dans le premier mouvement, à la création d'une atmosphère de charme et de mystère semblant envelopper la progression du morceau. Marko Letonja veille avec force à ce que les pupitres inscrivent exactement leur jeu dans la dynamique magistralement impulsée par Lugansky. Dans l'« Intermezzo », les bois se distinguent, assurant un rôle essentiel au côté des cuivres et des timbales dans l'exécution de la marche claudicante par laquelle le mouvement s'achève. Dans le finale, c'est une saisissante houle tempétueuse qui répond dans l'orchestre aux extraordinaires audaces du pianiste.
Triomphalement applaudi, Lugansky revient pour jouer en bis un prélude de Rachmaninov, l'opus 32 n° 12. Le pianiste fait une nouvelle fois preuve d'un brio et d'une dextérité exceptionnels, la main gauche brillant jusque dans des graves profonds du thème tandis que la main droite ornemente la pièce avec une magnifique dextérité.
Les cuivres font sonner avec faste les premières mesures de la « Promenade » qui conduit aux Tableaux d'une exposition de Moussorgski. L'interprétation strasbourgeoise retranscrit magnifiquement l'atmosphère qui enveloppe chacune des scènes vivantes. Ainsi, le monde souterrain et inquiétant du « Gnome » restitué par le dialogue parfaitement construit des cordes et des vents. Ainsi, l'excellent solo de saxophone du « Vieux Château » évoquant avec justesse la nostalgie du visiteur entre ces murailles ancestrales. Plus loin, le chariot polonais (« Bydlo ») semble se confondre magiquement avec le tuba qui en rythme idéalement le train. On retiendra encore la puissance, les nuances, la cohésion sans faille des instruments – les cordes en particulier –, lors du séjour dans les « Catacombes », sombres et empreintes de religiosité. Le somptueux finale de « La Grande Porte de Kiev » fera l'objet d'un bis. Marko Letonja et l'orchestre, en guides obligeants, prolongent alors la promenade des visiteurs au milieu des remarquables qualités de l'orchestre strasbourgeois.