Bien malin sera celui qui dira si ce jeune homme, tignasse noire, costume noir, cravate noire sur une chemise blanche est heureux du triomphe qui lui est fait. Il salue, visage impassible, regard insaisissable. A-t-il été surpris, pour ses débuts français, de jouer devant un Auditorium de la Fondation Vuitton plus que très largement peuplé de compatriotes ? Est-il gêné par ces jeunes Coréennes qui hurlent debout au premier rang sur lequel elles se sont ruées dès l'ouverture des portes de la salle ? Si elles le suivent de récital en récital, il ne serait pas étonnant que ce garçon de 18 ans reste sur son quant-à-soi. La seule chose que l'on puisse dire avec certitude, c'est que l'agent du pianiste nous a dit avoir demandé, avant le récital, que le service de sécurité leur fasse barrage pour qu'elles n'envahissent pas les coulisses. 

Yunchan Lim à la Fondation Vuitton
© Fondation Louis Vuitton / Martin Raphaël Martiq

Rembobinons le fil de la soirée. Yunchan Lim est Sud-Coréen, il a remporté en juin 2022 le Premier Prix du Concours Van Cliburn. Ce jeune homme est un de ces talents qui apparaissent de loin en loin et s'imposent immédiatement dans le monde entier, parfois au prix de leur bien-être quand ils ne sont pas prêts à vivre la vie d'un soliste. Yunchan Lim a bouleversé le jury en raison d'un alliage de virtuosité phénoménale, de présence scénique et de compréhension des œuvres qu'il a jouées – de Bach à la musique contemporaine, du récital au concerto... Évidemment, ses 12 Études transcendantes de Liszt et son Concerto n° 3 de Rachmaninov ont parachevé son parcours : ils sont toujours sur YouTube, ainsi que quantité d'autres œuvres captées en public qui laissent aussi pantois qu'admiratif devant tant d'accomplissements.

C'est donc dans cet état d'esprit qu'on est venu. Yunchan Lim a choisi un programme qui sans équivoque montre qu'il ne veut pas être enfermé dans le « Rach 3 » qu'il joue comme un dieu ! Il commence ainsi par la Pavana Lachrymae pour luth de John Dowland arrangée pour le clavier par William Byrd. Sonorité lumineuse, dense mais sans poids, aérienne, phrasés subtilement dessinés comme autant d'arabesques allant et venant de l'ombre à la lumière, sens du récit qui fait parler la musique de façon discrète. Un peu trop, sans doute, Yunchan Lim préfère les jeux de couleurs, la transparence à la caractérisation. 

Suivent les Inventions à trois voix de Bach. Rien moins ! Fort peu de pianistes se risquent à les donner en récital. Et pas forcément pour de mauvaises raisons. Lim les joue comme il a joué la pavane, avec une finesse, une sonorité sans aucune lourdeur, une pédale ici parfois un peu traînante, de splendides jeux d'ombre et de lumière, une diction toujours intéressante, sinon aussi déterminée que la polyphonie de ces Sinfonias BWV 787 à 801 ne le demanderait, car on a un peu de mal à toujours suivre les trois voix. Se pose alors cette question : cette musique est-elle faite pour être « interprétée » ou pour être travaillée et jouée pour soi à la maison ? Reconnaissons à Yunchan Lim de ne pas imiter Glenn Gould et pas non plus Tatiana Nikolaïeva qui sont deux façons plausibles et opposées de les réaliser. Mais il joue pour lui, indéniablement. Et c'est très bien ainsi.

Yunchan Lim à la Fondation Vuitton
© Fondation Louis Vuitton / Martin Raphaël Martiq

Après l'entracte, il revient pour les Bagatelles op. 33 et les Variations Eroica de Beethoven. Les premières manquent de leur caractère aphoristique, d'être reliées par un fil invisible qui en dessinerait la dramaturgie – et aussi d'humour. Attention ! C'est magnifique, mais chacune semble trop décortiquée, étudiée dans sa diction, au détriment du geste libérateur, et l'on commence à trop remarquer que le pianiste ralentit la toute fin de certaines mesures pour poser un beau son. Les Eroica ? Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Piano splendide, dominé sans ostentation, manquant peut-être de densité dans les accords en raison d'une main gauche plus agile qu'incrustée dans le clavier, sauf les variations douze et treize un brin précipitées, quand dans les suivantes (et notamment la quinzième et la fugue conclusive) on retrouve la fulgurance pianistique et musicale du Yunchan Lim des épreuves de Van Cliburn.

Viennent les bis : mouvement lent du Concerto pour clavier en la mineur de Bach (main gauche trop effacée), Rêve d'amour de Liszt (introduction sirupeuse, climax tonitruant) et Jésus que ma joie demeure (thème du choral trop souligné ou pas assez, c'est selon, et dynamique schématique). Ils sont un précipité des qualités – immenses – de Yunchan Lim et des « défauts » du jeu d'un pianiste dont on oublie un peu vite qu'il est encore étudiant...

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